Les Carnets 2024 : "Quand les éducateurs parlent aux éducateurs"
La septième édition des "Carnets des éducatrices et éducateurs" vient d’être publiée par l’ASBL Rhizome. En 440 pages, ces Carnets brossent le portrait de ce métier de l’humain et tout ce qui l’entoure. Il s’agit d’un outil réalisé par et pour les professionnel.les de terrain d’aujourd’hui et de demain.
Fin 2023, l’ASBL Rhizome a publié la septième édition des "Carnets des éducatrices et éducateurs". Un outil réalisé par des professionnel.le.s du terrain, des enseignant.e.s et des formateur/trices pour les éducateur/trices d’aujourd’hui et de demain.
À l’occasion de la sortie de ces Carnets 2024, Le Guide Social s’est entretenu avec Dominique Wautier, directrice des Carnets, et l’un de ses auteurs, Christophe Remion, éducateur spécialisé et chef du département Éducateur spécialisé en activités socio-sportives à la Haute-Ecole de Vinci.
À noter : les Carnets ne sont pas en vente en librairie, quelques exemplaires peuvent être vendus par correspondance, ainsi qu’auprès des dépôts d’écoles à Bruxelles et Liège via l’ASBL Rhizome.
Le Guide Social : Avant de rentrer dans le contenu de ces Carnets, pourriez-vous nous raconter leur histoire ?
Dominique Wautier : L’aventure a débuté en 1995, avec le Fonds paritaire ISAJH et des enseignant.e.s de promotion sociale qui voulaient participer à la valorisation du métier d’éducateur/trice. Les Carnets ont été publiés pour la première fois en 1996. En 2000, l’ASBL Rhizome a été créée et depuis elle est uniquement composée de bénévoles.
Ces Carnets sont réalisés tous les quatre ou cinq ans par une vingtaine de personnes, principalement des enseignant.e.s et des travailleur/euses de terrain, et sont surtout destinés à des étudiant.e.s en haute école ou en promotion sociale.
Le Guide Social : Que contiennent ces Carnets ?
Dominique Wautier : Il y en a trois. Le premier se concentre sur le cœur du métier ; le deuxième sur les différents secteurs où les éducateur/trices travaillent ; et le dernier sur tout ce qui concerne l’emploi, la formation, les conditions de travail, le bien-être, etc.
"L’éducateur était le curé ou le boulanger du coin qui aide les jeunes"
Le Guide Social : Vous disiez que les Carnets sont principalement destinés à la formation des futur.e.s éducateur/trices. Pourquoi ?
Dominique Wautier : La première idée était d’aider à la base, quand les éducateur/trices se forment, en plein exercice ou en promotion sociale. Pour qu’eux/elles et les enseignant.e.s aient un outil. C’est une sorte de gros syllabus qui peut durer le temps des études. Mais ces Carnets sont accessibles à tout le monde : institutions, autres travailleur/euses, etc.
Christophe Remion : C’est également une sorte de formation continue pour les éducateur/trices dans les institutions. Même pour une personne qui a 20 ans d’expérience. Ils/elles peuvent s’informer, savoir qu’ils/elles appartiennent à un groupe et percevoir comment évolue le métier.
Mais, comme a dit Dominique, avec ces Carnets nous travaillons dès la base sur ses représentations. Nous pouvons avoir un impact sur ce que sera l’éducateur/trice de demain à partir du moment où on utilise un socle commun qui peut agir sur la reconnaissance et la valorisation du métier au sein des institutions et au niveau politique.
Le Guide Social : Pourquoi ces Carnets sont-ils importants ?
Christophe Remion : Le métier d’éducateur/trice n’est pas assez connu, ni même compris. Depuis les années 70, on se démène continuellement pour une meilleure valorisation sociale, légale, institutionnelle et pécuniaire de la profession toujours marquée par ses origines caritatives et vocationnelles : l’éducateur était le curé ou le boulanger du coin qui aide des jeunes.
Or, depuis des années, le métier s’est fortement professionnalisé. Les différentes crises – sanitaires, économiques, du logement, etc. – ont également permis de remettre en lumière les métiers de l’humain et du lien. Mais ce côté caritatif laisse dans l’ombre toutes les qualités professionnelles et les outils que requièrent la profession d’éducateur/trice.
Ainsi, les Carnets sont des références très importantes qu’on peut mobiliser dans les différents cours de la formation. Chaque fois, il y a des éléments qui permettent d’ancrer les dispositifs de cours dans les réalités auxquelles les étudiant.e.s seront confronté.e.s.
Il y a beaucoup de préjugés et de représentations erronées de ce métier qui expliquent que nous ne sommes pas assez reconnu.e.s. Dans la tête de tout un chacun, l’éducateur est encore un pion, celui qui prend les présences ou le bon animateur.
Reconnaitre ce métier d’utilité publique
Le Guide Social : Pourquoi ?
Christophe Remion : Selon moi, cela s’explique par trois facteurs. Le premier c’est la méconnaissance entre eux des différent.e.s professionnel.le.s et des contours des missions et des tâches de l’éducateur/trice.
Deuxièmement, historiquement, l’éducateur/trice travaillait dans trois secteurs : dans le milieu scolaire, dans l’aide à la jeunesse et dans le handicap. Aujourd’hui, il/elle est présent.e dans près d’une vingtaine : la petite enfance, les CPAS, les fermes pédagogiques, le secteur hospitalier, le milieu carcéral, la santé mentale, l’insertion socioprofessionnelle, le socioculturel, etc.
La profession s’est répandue et on voit l’importance de reconnaitre ce métier qui est d’utilité publique. Surtout dans une société qui ne va pas bien et qui va de plus en plus mal. Nous sommes dans un goulot d’étranglement entre une société de l’hypermodernité qui avance très vite et une société plus solidaire – on pourrait comparer cela à un wagon – et l’éducateur/trice s’occupe de tous les gens qui sont tombés du train. Le problème c’est qu’il commence à y avoir plus de gens derrière que dans le train.
Enfin, une autre difficulté importante est celle des éducateur/trices à rendre compte de leur métier complexe et difficile à circonscrire. Ce sont souvent des psychologues, des sociologues, des anthropologues qui écrivent sur notre métier sans le vivre dans leur chair.
Il y a tout un travail qui a déjà été entamé depuis des années dans les formations pour insister sur l’importance qu’un éducateur/trice doit accorder à l’écrit, à la valorisation de son travail dans une société qui s’est fort judiciarisée et administratisée, et à la capacité à rendre compte des outils qu’ils/elles mobilisent dans son travail au quotidien.
"Les éducateur/trices ne sont pas toujours pris.e.s au sérieux"
Le Guide Social : Qu’entendez-vous par là ?
Christophe Remion : J’utilise souvent l’exemple de l’éducateur, pendant le Covid, qui est resté confiné cinq jours dans un hébergement avec des jeunes. Pendant cette période, il était au cœur d’un laboratoire social, qu’il a eu l’occasion d’observer et analyser. Mais quand il repart, toutes les informations qu’il tire de ses observations s’évaporent avec lui.
Pourtant, c’est justement là que commence toute une facette importante de son travail qui consiste à rendre compte oralement et par écrit de tout cela pour faire évoluer le métier par rapport aux réalités auxquelles il est confronté.
C’est important de renforcer ces capacités des éducateur/trices car, encore aujourd’hui, au sein même des équipes, certain.e.s n’apparaissent même pas sur les organigrammes des institutions. C’est le cas dans certains milieux hospitaliers, par exemple.
Il y a aussi une grande bienveillance chez certains directeurs d’institutions, beaucoup d’éducateur/trices dans l’aide à la jeunesse sont fort valorisé.e.s. Mais dans certains secteurs, je pense qu’il y a encore un énorme travail à faire quant à la reconnaissance.
Le Guide Social : C’est-à-dire ?
Christophe Remion : Les éducateur/trices ne sont pas toujours pris.e.s au sérieux. Dans une réunion d’équipe, il y a le/la directeur/trice qui parle, le/la médecin, le/la kiné, l’ergothérapeute et puis on demande si quelqu’un à quelque chose à dire.
L’éducateur/trice doit être capable d’aller directement au point quand c’est à lui/elle de parler. Et pour ça, il/elle a besoin de références, d’un vocabulaire précis, de bien comprendre les enjeux du secteur au même titre que les autres professionnel.le.s autour de la table. Ce sont parfois les éducateur/trices qui peinent à monter au créneau car ils/elles se sous-estiment.
Ces Carnets sont importants pour les étudiant.e.s et les professionnel.le.s pour qu’ils/elles voient comment évolue le métier, quelle place ils/elles ont par rapport aux autres et qu’il y a lieu d’avancer ensemble - avec les organisations, les associations, les syndicats gravitant autour - pour se battre et valoriser un métier d’utilité publique.
Dominique Wautier : Un éducateur/trice ne travaille pas seul.e, il/elle est toujours dans une équipe au sein de laquelle il faut qu’il/elle ait sa place qui est multiple : il/elle est dans une relation avec une personne, ou avec un groupe, au sein d’une organisation et avec les familles. Refaire du lien avec les familles et un entourage, c’est un impact sociétal important.
Christophe Remion : Une difficulté des éducateur/trices à énoncer leur métier, c’est tout ce travail qui se joue dans les interstices. Quand on est dans la camionnette avec un.e jeune pour l’emmener à l’école ou l’institution, il y a une relation. On pense que tout le monde peut conduire un jeune mais non, parce que dans la relation se crée un lien de confiance avec lequel l’éducateur/trice va pouvoir avancer par la suite. Il y a une difficulté à énoncer des outils, des gestes qui ne sont pas toujours explicables et transmissibles.
Les éducateur/trices sont acteur/trices de changement
Le Guide Social : Selon vous, on croit encore aujourd’hui que tout le monde peut-être éducateur/trice ?
Christophe Remion : On l’a vu dernièrement. En 2018, par exemple, il y a eu un nouveau décret lié à l’aide à la jeunesse et le ministre a décidé d’une part qu’il n’y avait plus que des éducateur/trices spécialisé.e.s qui pouvaient occuper un tel poste, ce qui était très important, et d’autre part que leur niveau barémique était reconnu au même titre que les assistant.e.s sociaux/ales.
Mais dans l’aide à la jeunesse, il y a en ce moment une pénurie, surtout dans l’hébergement. Un projet d’arrêté ministériel a donc été élaboré pour ouvrir à une quarantaine de bacheliers – en imagerie médicale, en podologie, en construction – la fonction d’éducateur. Ce qui était un déni total de la professionnalisation du métier, mais surtout cela mettait à mal les bénéficiaires. Plusieurs associations (d’enseignant.e.s notamment) sont montées au créneau mais la question reste entière : comment on a pu en arriver là ? Dans l’inconscient collectif il y a encore une part de méconnaissance sur laquelle il faut travailler.
Le Guide Social : Quels sont les enseignements de cette dernière édition ? Comment le métier a évolué ?
Dominique Wautier : J’ai vécu les sept versions en coordination et je vois qu’il y a un engagement "politique " plus important dans ces Carnets. Il ne s’agit pas seulement de dire que les éducateur/trices existent mais ce qu’ils/elles font et ce qui fait qu’ils/elles sont acteur/trices de changement. Les éducateur/trices se positionnent et veulent que leur parole soit reconnue. Je pense que c’est plus affirmé.
Christophe Remion : Ce qui a également changé ce sont toutes ces réalités liées à l’importance des métiers de l’humain dans la société d’aujourd’hui, qui sont sortis de l’ombre car on en a de plus en plus besoin.
Aussi, c’est intéressant de voir comment les éducateur/trices sont au cœur de leur travail mais aussi mis à mal par des réalités sociétales. Par exemple : avec le numérique on éloigne de plus en plus les éducateur/trices de l’humain et on les détourne de leurs tâches premières.
Le Guide Social : En quoi le numérique impacte le travail des éducateurs ?
Christophe Remion : Le numérique s’installe dans notre société et les gens se sont confortés dans le fait qu’on peut tout faire à distance et qu’on peut s’éloigner de la relation humaine. Or les personnes dont nous nous occupons sont en difficulté par rapport à cela, n’ont pas toujours accès à ces outils et ont besoin plus que tout d’être dans l’humain. Comment voulez-vous être dans une relation de confiance si la personne ne vous voit qu’à distance ?
"C’est le terrain par le terrain"
Le Guide Social : Dans votre métier, on vous demande de plus en plus d’avoir recours à ces outils ?
Christophe Remion : Oui de plus en plus. Non seulement dans les CPAS, qui est un bon exemple, mais tous les secteurs ont dû s’adapter. Avec le Covid, nous avons eu un passage obligatoire au même titre que les autres métiers mais nous devons être capables de retrouver 100% le terrain pour récupérer toutes les personnes qui ont été fragilisées.
Dominique Wautier : Évidemment, nous ne rejetons pas le numérique qui peut toutefois, être un outil de relation, de valorisation. Par exemple : avec des personnes handicapées, en maison de jeunes, en insertion, etc.
Christophe Remion : Il y a des éducateur/trices qui se sont adapté.e.s, c’est indispensable. Les professionnel.les doivent évidemment être formé.e.s à certains outils pour accompagner les bénéficiaires dont ils s’occupent dans une société en mutation. Il ne faut pas être largué. En revanche, il faut être outillé mais sans perdre le cœur des valeurs de notre métier qui est le lien à l’autre.
Le Guide Social : Comment ont été réalisés ces Carnets ?
Christophe Remion : L’idée, c’est d’être le plus représentatif possible des réalités du terrain en interviewant des gens qui y sont ancrés, à différents paliers : des éducateur/trices spécialisé.e.s dans différentes institutions, mais aussi des directeur/trices d’institutions, des mandants, des membres de cabinet, etc. C’est le terrain par le terrain. C’est quand des éducateur/trices parlent à des éducateur/trices.
Dominique Wautier : Nous sommes resté.e.s sur la même structuration depuis le début mais les auteur.e.s ont changé avec le temps. Ce sont à la fois des enseignant.e.s et des travailleur/euses de terrain, qui sont parfois les deux en même temps, des personnes qui connaissent bien le secteur.
Rappelons que Les Carnets ne sont pas en ligne ! C’est important pour nous que les étudiant.e.s emploient le format papier, seul.e ou en groupe. Mais il renvoie au site des éducatrices et des éducateurs, à des bibliographies, des témoignages et des fiches juridiques. On prévoit également une "web gazette" trimestrielle avec des actualités.
Caroline Bordecq
Et pour aller plus loin :
[Regardez]
[Ecoutez]
– La totalité du podcast de Christopher, éducateur spécialisé dans l’aide à la jeunesse
[Découvrez les fiches métiers dédiées à la profession d’éducateur] :
– Educateur, un métier polyvalent auprès d’un public varié
– Quel est le salaire d’un éducateur en Belgique ?
– Quelles sont les études pour devenir éducateur en Belgique ?
– Educateur spécialisé... oui, mais spécialisé en quoi ?
[Découvrez les témoignages d’éducateur.trice.s] :
– Educateur spécialisé pour la ligue handisport : "C’est une fierté de travailler dans ce secteur"
– "Mon bureau, c’est la rue"
– Travail social : "Mon métier, un essentiel"
– Leslie, l’éducateur spécialisé qui utilise les arts martiaux pour aider l’autre
– "Pourquoi j’ai choisi de devenir éducatrice spécialisée... Et 20 ans plus tard, qu’en est-il ?"
– "Ma mission d’éducatrice spécialisée : combattre l’isolement des personnes âgées"
– Handicap : "Accompagner les résidents : un travail de réflexion continu"
[Découvrez les autres professions du secteur psycho-médico-social] :
– Les témoignages
– Les fiches métiers
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