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"Je n'ai jamais vu autant de violences que dans le milieu des soins"

04/02/20

Cette phrase a été prononcée par une stagiaire infirmière après qu’elle ait été rabrouée fort peu courtoisement par sa référente. Sous mes yeux. Moi, leur patiente. Lorsque j’ai assisté à cette scène, mon premier réflexe a été de détourner les yeux et de me faire toute petite, par pudeur envers cette personne humiliée publiquement. Puis, je me suis dit qu’elle méritait plus que ça. Je lui ai donc offert mon soutien. C’est alors qu’elle m’a dit cette phrase, qui résume tellement bien l’étendue de la déshumanisation et de son corollaire, la violence ressentie, dans ce secteur complètement à la dérive.

[DOSSIER]
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Je travaille dans le secteur social. Mon compagnon dans le secteur médical. Je devrais plutôt dire « socio-médical », car normalement, l’un ne va pas sans l’autre … En théorie, et dans ce qui était la pratique il y a quelques années. Dans ce qui l’est encore de nos jours, pour un nombre de plus en plus faible de praticiens. Car, il faut le dire, et même le crier haut et fort, le secteur des soins à la personne est de plus en plus déshumanisé. Et cette déshumanisation n’est pas le fait isolé de quelques praticiens, mais bien une tendance générale qui résulte de choix clairement posés, à de multiples niveaux décisionnels. Une telle déshumanisation ne peut qu’entraîner une violence ressentie, ce qui est tout de même un comble dans un secteur dédié aux soins à la personne.

Cercle vicieux reproduit de génération en génération

J’ai donc assisté à cette scène surréaliste d’humiliation publique le jour d’une intervention chirurgicale que je devais subir. Personnellement, je ne crois pas aux vertus éducatives et pédagogiques de l’humiliation. Pourtant, aux dires des professionnels et des étudiants du secteur, ce genre de comportement est loin d’être isolé. Il est même reproduit de génération en génération dans les équipes : les stagiaires rabroués deviennent les référents rabrouants. C’est ainsi que les soignants vivent, travaillent, transmettent et reçoivent leur savoir : dans une atmosphère violente qu’ils contribuent à entretenir, bon an mal an. Et ce n’est qu’un exemple presque anecdotique. Anecdotique mais pas anodin : comment et pourquoi de telles choses existent et se perpétuent ? Pour qu’une telle violence existe de manière aussi systématique, il faut qu’elle soit encouragée …

Violence encouragée à tous les niveaux

Cette violence se produit d’ailleurs à tous les niveaux de la hiérarchie, agissant à la manière d’un effet domino. Le praticien qui, face à ses collègues, ne prend pas la peine de se présenter à son patient ou d’entendre ses craintes et questions. Le référent qui rabroue son stagiaire en public. Les mémos qui parlent d’actes et de prestations en lieu et place de personnes. Les malades qui ne sont pas remplacés dans les équipes. Les soins chronométrés. Les consultations de 10 minutes. Les stagiaires qui ne viennent pas en supplément du personnel employé, mais bien à leur place. Un passage express en chambre appelé « consultation » et facturé jusqu’à 275% au patient, ou, plus probablement, à son assurance hospitalisation. Les multiples stratégies mises en place pour parvenir à faire occuper la même chambre à deux personnes sur une seule journée … Tout ça traduit une atmosphère de plus en plus déshumanisée, qui encourage une certaine violence et entretient un cercle vicieux pour tous, soignants et patients.

Une machine bien rodée

Dans mon cas, le surréalisme s’est poursuivi jusqu’au bout : ayant été informée de la date de mon intervention par courrier, je n’ai pas eu l’occasion de poser les multiples questions qui me sont venues et n’ai pu m’organiser qu’au lance-pierre. J’avais, certes, rencontré le praticien lors d’un examen préalable. Il était quelque peu pressé, ce que je peux comprendre : il avait une heure de retard. Mes questions seront donc restées sans réponse, car après une anesthésie générale et une chirurgie, je suis rentrée chez moi sans avoir, ne fut-ce qu’aperçu le visage du médecin qui m’a opérée.
Il faut dire que la machine est bien rodée. Tout est hyper efficace, le moindre geste est calculé. A force de minutes grappillées ici et là, ce sont des consultations et actes supplémentaires qui peuvent être réalisés dans la journée, qui sera de la sorte encore mieux optimisée.

Optimisation et rentabilité

Car on y est : le nerf de la guerre. Ce que la médecine est devenue : optimisation et rentabilité. Toutes les personnes avec qui j’ai eu l’occasion de m’entretenir au fil du temps : infirmiers, assistants, stagiaires et brancardiers, mais aussi médecins, s’accordent sur ce fait : l’hôpital et, de manière générale, la médecine, est devenue une cash machine. Les patients sont des clients. Les actes techniques et les instruments ne cessent de se perfectionner et de devenir moins invasifs, les interventions sont moins risquées qu’auparavant, les progrès techniques sont impressionnants. Mais la médecine a perdu son âme. Le relationnel avec le patient n’y occupe plus une place centrale, et la bienveillance qui devrait en découler s’estompe. Comment, dès lors, pourrait-elle être présente à d’autres niveaux ?

Choisir, c’est renoncer...

Ce sont des choix conscients. D’une part, des politiques publiques, mais aussi, d’autre part, des praticiens : le psychiatre qui choisit de voir un patient toutes les 15 minutes au lieu des 45 normalement imparties fait le choix de la rentabilité. Que l’on permette ce type de choix ne fait que renforcer ces pratiques abusives. Que l’on enseigne aux futurs médecins que l’empathie se résume à donner des informations techniques ne peut que former des robots.
De multiples choix sont ainsi faits en ce sens et à tous les niveaux de pouvoir. Ils le sont au détriment des soignants qui vivent dans cette violence permanente. Ils le sont également au détriment des patients qui subissent cette violence de plein fouet, à un moment de grande vulnérabilité. Le secteur des soins aux personnes nous concerne tous : nous en aurons tous besoin, à un moment ou à un autre de notre vie.

MF - travailleuse social

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Commentaires - 4 messages
  • Merci pour ce texte très juste et qui soulève la question essentiel de l'humain qui n'est plus au coeur de la pratique médicale. Comment en est-on arrivés lÍ ? Très angoissant en fait car en effet, on sera tous confrontés Í  un moment ou un autre Í  de telles pratiques.. (même si de nombreux médecins continuent Í  se dévouer pour 'prendre le temps d'écouter' leurs patients.)

    Muriel Gonçalves jeudi 6 février 2020 12:56
  • Je viens également de subir une opération chirurgicale et ne peut m'empêcher de faire le même constat. Le chirurgien connait bien la mécanique du corps humain et peut même l'expliquer Í  son client, puisque c'est d'un client qu'il s'agit. Nous sommes des machines Í  réparer même si ces "réparations" sont bien faites. A aucun moment, je n'ai été auscultée, l'opération s'est faite sur base de clichés. Je n'ai rien Í  dire sur la qualité de l'intervention quant Í  l'approche humaine, elle a totalement disparu de l'horizon mis Í  part certaines exceptions. Les infirmier.ère.s seraient des robots que cela ne changerait pas grand chose. Dans ces moments de grande vulnérabilité, ou justement l'aspect d'attention, d'empathie seraient plus que bienvenus et contribueraient certainement Í  améliorer la guérison, on ne parle plus que de rentabilité. En son nom, la médecine actuelle fait des miracles, mais a perdu son humanité en chemin. La technologie nous rattrape même dans ce domaine, cela commence avec le bracelet code-barre que nous recevons Í  l'accueil et qui sera scanné Í  chaque intervention du personnel soignant. J'imagine qu'il faut s'accrocher pour garder sa vocation dans ces conditions ! Mesdames, Messieurs, soignant.e.s ou client.e.s, je vous souhaite bon courage.

    bateleuse jeudi 6 février 2020 18:31
  • Le comble étant que la sécurité sociale stimule la mécanique de rentabilité en exigeant, par exemple, qu'un diagnostic de burn-out ou dépression soit posé et traité par le seul psychiatre. Or le médecin généraliste de famille est déjÍ  en mesure d'au moins poser le diagnostic: il connaît son patient, son terrain physique, son contexte psychosocial... mais non, aux yeux de miss Maggy de Bl. les généralistes ne sont plus assez compétents (ou trop enclins Í  chouchouter, lisez "laisser carotter", leur patient aux frais de la mutuelle). Conclusion: les gueules cassées du boulot vont chez le psy agréé de l'hopital, qui les expédie en 1/4h et facture 45 min. Plus question de libre choix du médecin si c'est pas un.e psy-chiatre ou -ologue agréée, fini le parcours psychothérapique prenant le temps de construire une relation thérapeutique digne de ce nom... et donc guérison ralentie voire compromise et en tout cas réduite Í  prescrire des médocs Í  la chaîne. C'est peut-être rentable pour l'hopital et pour certains spécialistes, c'est en fait ruineux pour la collectivité.

    spunkie jeudi 20 février 2020 13:52
  • En revanche pour le bracelet Í  code-barre, vu les conditions de travail des soignants, il vaudra mieux s'y accrocher pour être sûr qu'un.e infirmier.e stressé.e par l'urgence médicale et la pression des supérieurs, ne se trompe de patient !

    spunkie jeudi 20 février 2020 13:55

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