Vivre un deuil au travail
Dans ma vie, je n’ai encore eu que peu de deuils à vivre, mais tous ont été longs et douloureux. Parfaitement normal, en somme. Sauf que de nos jours, vivre un deuil en société n’est pas si facile, et encore moins au travail. Le temps du deuil est plus ou moins long, selon le niveau de relation que l’on avait avec la personne, mais le temps social, lui, est toujours très court.
Nous vivrons tous plusieurs deuils tout au long de notre vie, c’est une certitude. Qu’il s’agisse du décès d’un être cher, de l’annonce d’une maladie grave, et donc du deuil de sa bonne santé, d’une fausse couche, d’une séparation, de la perte non désirée d’un emploi … Selon le type de deuil que nous traversons, notre environnement professionnel se montrera plus ou moins compréhensif, mais il subsiste un décalage important entre le temps social et le temps du deuil.
Humanité perdue
Notre société a perdu en humanité. Nous avons perdu en humanité, nous nous sommes déconnectés de nombreux événements qui pourtant continuent à jalonner nos vies. Nous ne nous autorisons plus la moindre manifestation émotionnelle perçue comme négative (tristesse, colère, abattement) et nous ne nous permettons pas la moindre baisse de « performance » sociale, professionnelle, affective. Nous devons être heureux tout le temps, épanouis en permanence, parfaitement à notre place, performants, menant de front travail, famille, activités dans la joie et la bonne humeur. Nous sommes devenus mal à l’aise, et donc maladroits, avec la mort, la maladie, les accidents, la tristesse, la douleur.
Un temps amputé
Autrefois, on « prenait le deuil » : on habillait les personnes et les maisons en noir, on ralentissait ses activités, certaines étaient mêmes complètement arrêtées, voisins et membres de la famille venaient en renfort, on s’écartait plusieurs mois durant de toute vie sociale. Tant et si bien qu’à la fin, la période de deuil semblait trop longue, une éternité tant elle en devenait restrictive. De nos jours, productivité oblige, nous avons droit à un congé légal variant de un à cinq jours ouvrables. Ensuite, il faut reprendre le travail. Et encore, je ne parle que des deuils pour lesquels il y a un rite funéraire. Certains deuils n’ont pas de corps à enterrer, mais sont toute aussi réels.
Injonction à faire bonne figure
Aujourd’hui, même tristes et endeuillés, nous avons, d’une manière ou d’une autre, l’injonction de reprendre le travail, si ce n’est directement après le congé légal, au moins dans des délais assez brefs. De plus, il nous revient aussi de rassurer les collègues mal à l’aise et de faire bonne figure. Evidemment, nous pourrons être tristes un temps, mais pas trop, du moins pas de manière trop visible. Je me souviens encore de cette chef qui m’avait ordonné de venir travailler « sereine et de bonne humeur » 15 jours après le décès de mon père, à l’aube de mes 25 ans, parce que j’affichais une mine triste au lieu de mon habituel sourire. Son attitude peut sembler choquante, mais pas pour tout le monde, car au final, elle est assez commune, même si certains ont plus de tact.
Un temps humain inchangé
Notre temps social s’est considérablement accéléré, dans notre société de l’immédiat. Les exigences de productivité y sont pour beaucoup, la technologie également. Par contre, notre temps humain, lui, est toujours le même. Notre psyché ne vit pas en accéléré, certains évènements nécessitent du temps pour être intégrés, ce qui est parfaitement compréhensible lorsqu’on s’y attarde un tantinet. Nous pouvons prendre une période de repos et de retrait lors d’un deuil, mais il est clair que les activités doivent reprendre rapidement, ne fut-ce que le travail. Certains y trouveront leur compte, et d’autres moins. A chacun de mettre en place les aménagements possibles et nécessaires, de créer des rituels aidants et de s’offrir autrement le temps qui nous est retiré. A chacun aussi de s’autoriser à vivre pleinement ces périodes tristes et ces pertes, qui font partie intégrantes de la vie, malgré ce que l’on ne dit plus.
MF - travailleuse social
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