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Chronique d’un psy : "L’uberisation des psychologues"

23/04/21
Chronique d'un psy:

Alors que la digitalisation des soins de santé frappe à la porte des psychologues cliniciens, T. Persons nous fait part de ses craintes vis-à-vis du futur.

Cette nuit, j’ai fait un rêve. Quoi ? Tu as rêvé qu’on se levait contre la privatisation du social, que l’on revalorisait les soins de santé et qu’un président de parti libéral se mettait à lire de la fiction plutôt que le dernier bouquin de Sarkozy ou un essai disruptif sur comment aimer son ombre sans pour autant négliger son reflet dans le miroir ? Non, rien d’aussi radical. Laissez-moi vous expliquer, tout est parti d’un sentiment étrange : celui de manquer de temps. J’avais laissé filer mon patient et m’apprêtait à faire entrer le suivant quand mon smartphone m’alerta d’une notification : un nouvel avis dans mon application UltraPsy, qui mentionnait que mon dernier entretien avait mis 3 étoiles sur 5 pour la consultation avec en commentaire : « Empathique ++, déco sympa hormis la salle d’attente immonde. Offre les mouchoirs et l’eau, bien que celle-ci ne soit pas idéalement tempérée. À conseiller pour ceux qui ne rechignent pas à attendre 20 minutes… ».

Je me suis réveillé en me disant qu’il fallait que j’arrête de regarder Black Mirror, tout en me félicitant de vivre dans un monde où, heureusement, mon travail s’éloigne des diktats d’une société ultralibérale. Puis, j’ai vu qu’en France, on imposait un remboursement dérisoire pour des consultations de 30 minutes… Une demi-heure. Ce qui, on est bien d’accord, va pousser le professionnel à enchaîner ses consultations pour espérer pouvoir remplir son frigo. Soit, la France, c’est proche, mais en Belgique, c’est différent, non ? La première ligne de soin psychologique, le projet d’aide aux indépendants en détresse, les conventions INAMI, on s’y retrouve, financièrement ? Ah, bah non. De fait, le travail du psy ne se résume pas à la consultation. Il y a le travail multidisciplinaire, les notes, l’administratif, la facturation… Bref, le psy manque de temps et étrangement on le presse à aller plus vite pour être rentable.

Être rentable et surtout, être visible. En effet, à l’heure actuelle, il faut avoir un site internet bien référencé, tenir un blog où l’on va pondre des articles vantant les mérites de nos thérapies tout en étant suffisamment subtil pour s’éloigner de l’impression de vendre des Tupperware, être présent sur les réseaux sociaux sans pour autant être soi-même pour éviter de se faire taper dessus par les organes disciplinaires de la Commission des psychologues… Être visible, mais également être catégorisable. De fait, on s’en fout de vos spécialisations. Non, on veut voir l’humain derrière le psy. Autant, il me parait pertinent de renvoyer une demande vers un·e collègue qui travaille plus aisément certaines thématiques, autant, quand je vois émerger des appels à la rescousse de psychologues qui doivent incarner le problème, là ça me fait un peu peur…

Il faut donc être rentable, visible, catégorisable et… efficace !

Allons-nous tout doucement dériver vers un système où l’on pourra choisir son psy en fonction de son âge, de son genre, de son orientation sexuelle, de son éventuelle religion ? Non, moi je ne veux pas d’un psy qui fume et si possible, il peut avoir les yeux bleus et consulter à domicile, dans la demi-heure ? Un délai d’attente de 45 minutes pour ma commande de psy ? Il ne sait pas pédaler plus vite ? Je souffre, moi !

Il faut donc être rentable, visible, catégorisable et… efficace ! Le psychologue moderne se doit de montrer des résultats en un temps record. Il faut aller vite, to the point, et faire l’économie de tout ce qui n’est pas nécessaire. À ce jeu-là, on rentre même en concurrence avec d’autres intervenants : coach, mentor, thérapeutes divers…

En conclusion, je ne sais pas si mon rêve est une amère prédiction du futur ou une simple divagation émanant d’un usage abusif de Netflix. Par contre, il est primordial de pointer du doigt l’importance du temps pour un psychologue et de se serrer les coudes pour éviter d’en arriver à une dérive qui nous affecterait tous. Lutter donc mais comment ? Et si on commençait par cotiser pour offrir un abonnement à Spirou Magazine aux élus politiques afin de leur montrer que prendre le temps de lire de la fiction, c’est nécessaire ? Peut-être qu’ils nous ficheraient la paix ? Qui sait…

T. Persons

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Commentaires - 1 message
  • Un article qui conforte cette idée d'une uberisation des psychologues :
    www.frustrationmagazine.fr/les-numeros-verts-2/

    Cdmcdg vendredi 23 avril 2021 10:03

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