Précarité du travailleur social : et si on en parlait
Frappé par l’incertitude et la précarité relatives à son emploi, en proie aux exigences de plus en plus nombreuses, sommé parfois d’être un gendarme déguisé, un dresseur de pauvres, le travailleur social n’en mène pas large. Et, crises sanitaire et économique obligent, ce n’est apparemment pas prêt de s’améliorer.
Je l’ai déjà entendu quelques fois : « C’est un choix, il faut assumer » ou encore « Vous avez la belle vie, pas de raisons de se plaindre ». Certes, nos conditions de travail ne sont pas parmi les pires et nous avons la chance que la menace de licenciement ne pèse pas plus particulièrement sur nos épaules en ce moment. Quant à parler de choix … c’est une autre paire de manches. Personnellement, j’ai choisi de devenir éducatrice spécialisée parce que je voulais être utile à la société en aidant les personnes les moins favorisées.
Emploi précaire
Je n’ai pas choisi la précarité de l’emploi, qui est malheureusement la réalité de beaucoup d’entre nous : de nombreux emplois du non marchand dépendent de subsides au futur incertain. Dans un secteur « non-marchand », beaucoup de ces emplois ne pourront pas être pérennisés si leurs financements venaient à cesser. Seules certaines institutions voient une partie ou la totalité de leurs emplois financés de manière indéterminée … Pour les autres, c’est l’incertitude. Et elle grandit. Les politiques sociales en sont directement responsables : réduction comme peau de chagrin des financements structurels des institutions, qui se voient remplacés par des financements par projets. Certains emplois ont dès lors pour vocation d’être temporaires : contrats subsidiés pour développer des projets particuliers, chers aux cabinets du moment et financés le temps d’une législature, parfois mois. Ces projets peuvent dès lors s’installer dans une certaine continuité, mais pas leur financement par les pouvoirs publics. Quadrature du cercle, quand tu nous tiens …
Stagnation salariale
Je n’ai pas choisi d’enchaîner les CDD avec, peut-être, si le subside est renouvelé, un CDI dans un ou deux ans … Je n’ai pas choisi de faire deux à trois ans de période d’essai, car « On ne sait jamais ». Je n’ai pas choisi de voir mon salaire stagner ou même diminuer à chaque changement d’employeur car l’expérience accumulée ailleurs n’est pas forcément considérée comme « valorisable », même si c’est précisément cette expérience qui provoque mon engagement. Je n’ai pas choisi de recevoir un salaire qui me permette à peine de garder la tête hors de l’eau et qui, très ironiquement, est relativement proche des revenus de nos bénéficiaires … Le travailleur social ne sera jamais riche, c’est une évidence. Ce sont des métiers mal payés et où se plaindre de sa rémunération est mal vu. Durant des siècles le social était œuvre de charité, ceci explique peut-être cela.
Pion politique et dresseur de pauvre
Je n’ai pas non plus choisi d’être un pion politique ou un gendarme déguisé, utilisé afin de mettre en place des mesures parfois controversées, au mieux inutiles, des « projets » financés le temps d’une législature, annoncés à grand renforts d’effets de manche et qui ne rencontrent pas toujours les réalités du terrain. Je n’ai pas choisi de porter sur mes épaules le poids du manque de crédibilité de ces mesures, moi qui ne les ai ni rédigées ni votées. Je ne voulais pas être un dresseur de pauvres, mais c’est ce que beaucoup de ces mesures font de nous … Parfois, il est compliqué de trouver du sens à notre métier, lorsque nous ne sommes ni concertés ni entendus par rapport à ce que nous devons presque aveuglément mettre en œuvre.
Des précaires au service d’autres précaires
Notre réalité est cependant que nous étudions plusieurs années pour ensuite prendre soin des blessés de la société. Ce travail demande des compétences, un apprentissage et une remise en question continues, des qualités humaines et surtout, il est nécessaire à la stabilité sociétale. Ici encore, les politiques sociales sont directement responsables de ces manquements à notre égard : il est demandé à des personnes courageuses, compétentes et qualifiées de prendre soin des plus fragiles, parfois aussi des plus dangereux, et de participer à la stabilité sociétale contre une rémunération qui leur permettra à peine de garder la tête hors de l’eau et en mettant en oeuvre des projets et mesures pour lesquelles ils ne sont absolument pas concertés. Le tout, bien souvent sans grande certitude quant à un quelconque avenir professionnel. Lorsqu’on y pense, l’ironie est presque savoureuse : des précaires sont au service d’autres précaires. Demain ils pourraient tout à fait venir grossir leurs rangs.
MF - Travailleuse sociale
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