Evolution et préoccupations pour l'Aide à la jeunesse : la parole aux travailleurs
L’Aide à la jeunesse, un secteur en souffrance dont on en parle de plus en plus... On voit ses travailleurs faire grève, revendiquer : plus de moyens, plus de places, plus de considération. On entend les craintes : pour notre jeunesse et directement pour l’avenir de notre pays. Nous nous sommes entretenus avec quatre travailleurs : trois éducateurs et une psychologue. Certains d’entre eux ont une longue expérience de terrain, d’autres moins et une a quitté le secteur. Comment ont-ils vu leur secteur évoluer ? Quelles sont leurs préoccupations pour l’avenir ? Découvrez l’épisode un de notre série consacrée à l’Aide à la jeunesse et à son personnel !
[Dossier] :
- Episode 2 : Quand les violences politiques succèdent aux violences familiales
- Episode 3 : Aide à la jeunesse : un travail exigeant et passionnant
- Episode 4 : Le quotidien d’un service résidentiel général
Marine, Rachelle et Jean travaillent tous les trois au sein d’un service résidentiel général depuis leurs débuts, soit respectivement 24, 17 et 29 ans. Véronique, psychologue de formation, a d’abord travaillé une quinzaine d’années dans l’Aide à la jeunesse avant de se reconvertir dans l’enseignement où elle exerce encore.
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Le Guide Social : quelle évolution observez-vous dans votre secteur depuis que vous avez commencé à y travailler ?
Marine : « Je constate que les problématiques des jeunes et de leurs familles sont plus complexes. Notamment, il y a de plus en plus de problématiques cumulées dans les familles : assuétudes, problèmes psychologiques, voire psychiatriques, problèmes économiques, mauvais logements, communication difficile … Avant, nous avions l’un ou l’autre cas cumulant toutes ces difficultés et maintenant, c’est presque une majorité. Il faut dire aussi que nous sommes reconnus comme étant un service où les jeunes peuvent rester, donc les mandants nous envoient des jeunes aux profils plus complexes. »
Rachelle : « Avant, on plaçait plus rapidement les jeunes en institution, ce qui nous permettait de travailler de manière intensive à la fois avec le jeune et avec sa famille, en vue d’un retour rapide dans le milieu familial. Maintenant, c’est le contraire : on travaille d’abord avec le jeune en famille, puis on place en bout de course. Les accompagnements sont plus longs, les jeunes plus abîmés. Je ne dis pas qu’il faut systématiquement placer les jeunes, mais lorsque cela le nécessite, c’est rarement fait d’entrée de jeu et on perd des années de travail. Les jeunes et leurs familles perdent confiance dans le système, les problématiques s’intensifient. »
Aujourd’hui, il y a une augmentation des signalements, surtout pour des faits de négligence
Jean : « Avant, les situations problématiques étaient moins visibles que maintenant. Il y avait de la solidarité qu’il n’y a plus actuellement : une aide des voisins, de la famille, des instituteurs aussi. Aujourd’hui, il y a une augmentation des signalements, surtout pour des faits de négligence, ce qui n’était pas le cas avant, car ces situations étaient prises en charge par la communauté. Actuellement, le moule dans lequel les enfants et les jeunes doivent entrer est très fort et on est beaucoup plus attentifs aux enfants qui n’y entrent pas. Par exemple à l’école, avec les tests et les proposition de suivis par des logopèdes et autres qui sont plus fréquents qu’avant. On est plus attentifs qu’avant au bien-être, y compris à ce qu’il se passe chez les autres, mais dans une optique plus individualiste, moins solidaire. »
Véronique : « Ça fait longtemps que je ne travaille plus dans l’Aide à la jeunesse, mais j’observe, au niveau de mon métier d’enseignante, que les jeunes sont de plus en plus déconnectés, y compris entre eux. C’est paradoxal, car ils sont hyper-connectés avec leurs smartphones, mais ils ne sont plus dans la réalité. Ils interagissent de moins en moins entre eux en vrai, tout devient virtuel. Il y a de plus en plus de repli sur soi et le covid n’a rien arrangé. Nous sommes aussi confrontés à des jeunes ayant de grosses lacunes. Certains arrivent en secondaire en sachant à peine lire. Beaucoup de situations sont interpellantes au niveau familial et on ne sait pas toujours comment parler aux parents. La fonction d’enseignant a été mise à mal ces dernières années, il y a parfois beaucoup d’agressivité envers nous. »
Le Guide Social : Quelles sont vos préoccupations pour l’avenir de votre secteur ?
Jean : « Ce qui est vraiment dramatique, c’est que l’Aide à la jeunesse s’arrête à 18 ans. Il devrait y avoir une transition entre 18 et 21 ans. Actuellement, nous pouvons le faire si les jeunes le demandent, mais nous n’avons pas de subsides pour ça. Pour le reste, on ne se rend compte que 20 ans plus tard si notre travail a été porteur ou non. Lorsqu’il l’a été et que les jeunes vont bien, c’est très gratifiant pour nous, mais de toutes façons, c’est difficile de dire quelle est la part de notre travail dans le devenir des jeunes. Nous faisons ce que nous pouvons et ce que nous devons, nous portons les jeunes, mais ils ont aussi leur part de responsabilité, ils font leurs choix, ils ont leur personnalité, leur propre résilience. »
Rachelle : « Le manque de places crée des problématiques à long terme. Lorsque les jeunes arrivent finalement en placement, la famille a perdu confiance dans le système et parfois, cette confiance ne revient jamais. Ça peut engendrer des conflits de loyauté terribles pour les jeunes, qui sont écartelés entre le travail qu’on fait avec eux, les liens qu’on tisse et leurs parents qui leur envoient des messages négatifs par rapport à nous, qui nous perçoivent comme ceux qui veulent leur retirer leurs enfants. Il faut savoir que normalement, les visites des parents sont encadrées, mais tout le monde a un smartphone, donc en-dehors des visites, on ne sait pas du tout les messages qui sont échangés ! Ces conflits de loyauté peuvent aller terriblement loin. Nous avons déjà eu des jeunes qui sont retournés en famille à cause de ça. On n’arrivait pas à travailler avec eux, ils étaient trop écartelés. »
L’Aide à la jeunesse est symptomatique de tout ce qui ne va pas dans notre société
Marine : « Il y a de plus en plus de problématiques cumulées, les familles sont de plus en plus acculées. Les cas sont complexes, le travail prend du temps. Il y a un manque de place aussi par rapport au fait qu’il faudrait créer des places pour faire face à ces nouvelles problématiques. En fait, l’Aide à la jeunesse est symptomatique de tout ce qui ne va pas dans notre société, tout ça se répercute très violemment sur les familles, et donc sur les jeunes. »
Véronique : « Il faudrait agir beaucoup plus à la source. On réduit les budgets partout : éducation, santé, logement, etc. Les écarts se creusent entre ceux qui ont les moyens matériels et qui sont sensibilisés et les autres. Paradoxalement, on crée une multitude de services, on incite les professionnels à travailler en réseau, mais tout ça ne suffit pas à aider ces familles. Pour certaines, c’est clairement une histoire générationnelle, et il y en a de plus en plus. Il y a aussi de plus en plus de comportements négligents ou de faits de maltraitance induits par notre société qui est très stressante. »
Prendre soin de notre jeunesse, c’est prendre soin de notre société à sa base. Les jeunes d’aujourd’hui sont les acteurs de demain et payent les pots cassés de choix qui omettent de placer l’humain en première ligne.
MF - travailleuse sociale
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