Assistant social tué à Gand : un drame relégué au rang de fait divers

Vous avez entendu parler du meurtre d’un assistant social à Gand ? Moi non plus. Et pour cause. Le meurtre d’un travailleur du CPAS à Gand, poignardé lors d’une visite à domicile, aurait dû secouer profondément le pays. Pourtant, après une brève couverture médiatique, l’événement a été relégué au rang de fait divers, presque vite oublié. Pas de débat de société de grande ampleur, peu de réactions politiques durables : le silence en dit long sur la manière dont on considère celles et ceux qui travaillent au contact des plus fragiles. Et sur la valeur d’une vie humaine.
Un meurtre qui rappelle d’autres cris d’alarme
Les circonstances de cette tragédie, en l’occurrence la visite de ce travailleur seul au domicile d’un bénéficiaire souffrant de troubles psychiatriques mésestimés n’est pas sans rappeler le témoignage de Julien, soignant en psychiatrie. Dans son récit, ce dernier évoque l’impuissance des structures à prendre en charge ces patients au profil particulier, issus de l’immigration, en provenance de zones de guerre, ayant longtemps connu l’errance, vivant avec de lourds traumatisme et n’ayant jamais été pris en charge auparavant.
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Des patients aux parcours de guerre et d’errance
Dans un contexte de saturation des institutions, de pénurie de personnel, mais aussi de lacunes en termes de formation du personnel, il y a de quoi s’inquiéter. Ce que les faits viennent confirmer. Julien ne mâche pas ses mots en décrivant son quotidien : « Travailler avec cette population est extrêmement difficile. Tout ce qu’on peut faire, c’est principalement au niveau de la médication. Pour le reste, soit les gens ne restent pas assez longtemps, soit le lien de confiance peine à s’installer, mais dans beaucoup de cas, un travail réellement psychologique sera difficile à mettre en place, ne fut-ce qu’à cause de la barrière de la langue. Au mieux, on les relâche dans la nature à peine retapés. Bien souvent, il n’y aura aucun suivi à domicile, car une fois parti, le contact avec le patient est rompu. »
Système saturé et professionnels impuissants : quand la complexité des situations explose
Les patients présentant ce profil particulier ne sont pas les seuls concernés. De manière générale, les problématiques des bénéficiaires ont tendance à se complexifier, entraînant plus de tensions, mais aussi plus de difficultés à la prise en charge. Marine, éducatrice dans le secteur de l’aide à la jeunesse, nous le confiait : « Il y a de plus en plus de problématiques cumulées dans les familles : assuétudes, problèmes psychologiques, voire psychiatriques, problèmes économiques, mauvais logements, communication difficile … Avant, nous avions l’un ou l’autre cas cumulant toutes ces difficultés et maintenant, c’est presque une majorité. »
Le constat est le même dans d’autres secteurs, à l’instar de ce que relate cette éducatrice en internat d’enseignement spécialisé : « En fait, beaucoup de ces enfants vivent des situations familiales tellement dramatiques qu’elles ont forcément un impact sur leur développement. On parle de négligences graves, de maltraitances, de violences, d’abus, d’abandons parfois répétés, d’enfants trimballés dans le système, qui arrivent chez nous tous cabossés par leur vie. Avant, nous n’en avions pas, ou alors un ou deux. Maintenant, leur nombre est en constante augmentation, et avec des problématiques familiales très complexes, qui nécessitent un suivi intensif de nombreux services, ce qui n’est pas systématiquement mis en place. »
Un malaise systémique, produit de choix politiques
Ce que ces récits ont en commun : ils révèlent un malaise systémique et des choix politiques qui mettent à mal les fondements de notre société. On ne peut pas appliquer une pression extrêmement forte sur tous les côtés d’un organisme sans voir celui-ci exploser. C’est pourtant ce qui arrive à toute une partie de la population, acculée par ses conditions de vie et les (im)possibilités d’aide et de prise en charge. Lorsque tout se cumule, que reste-t-il ? Lorsqu’il n’y a aucun répit, comment respirer ? Et surtout, comment éviter le drame ?
Des prises en charge toujours plus courtes, des suivis inexistants, la balle qu’on se renvoie
Depuis des années, le social et la santé subissent une logique de restrictions budgétaires. Les prises en charge sont raccourcies, pas parce que les patients nécessitent moins de soins, mais parce que les hospitalisations plus courtes sont devenues la norme économique. Les patients sortent trop tôt, sans suivi adapté, et reviennent plus instables, plus désespérés. Le suivi ambulatoire n’est effectivement pas toujours d’actualité. Les équipes de première ligne doivent composer avec des cas de plus en plus complexes, sans formation spécifique ni moyens suffisants. Les pathologies lourdes liées notamment, mais pas uniquement, à l’exil et à la guerre sont de plus en plus fréquentes, mais les professionnels manquent cruellement d’outils pour y faire face. Les suivis longs et coordonnés disparaissent au profit d’une gestion “à flux tendu”, qui déplace le problème d’une institution à l’autre, jusqu’à la rupture.
Une protection absente pour ceux qui protègent les plus fragiles
Le secteur du social perd également lentement, mais surement, de son humanité. Il y a de plus en plus de « dossiers » à traiter, tant et si bien qu’on ne connaît plus toujours les personnes, sans parler des réalités dramatiques qu’elles vivent au quotidien. Le CPAS est le dernier filet de la sécurité sociale et est, à ce titre, en contact avec des personnes au bord du désespoir, qui se sentent parfois acculées à plus d’un titre. Pourtant, les missions de contrôle ne cessent de s’intensifier dans le chef des travailleurs sociaux, qui doivent jongler entre des casquettes de plus en plus difficilement conciliables. Le tout en n’étant pas toujours dans la possibilité de mettre en place des mesures de sécurité pour ses propres agents.
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Un silence qui en dit long sur la valeur accordée au care
Le silence et le manque de réaction suite à ce drame révèlent une réalité dérangeante : la protection de celles et ceux qui soutiennent les plus vulnérables n’est pas une priorité politique. Le meurtre du travailleur social de Gand n’est pas un fait divers. C’est un fait politique. Le silence qui l’a suivi est une multiple violence : envers la victime, envers tous les professionnels du care et envers les populations aidées par les services sociaux et de santé. Le social et la santé craquent, faute d’attention, de moyens et de reconnaissance. Continuer à détourner le regard, c’est accepter que d’autres drames surviennent dans l’indifférence.
MF - travailleuse sociale
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