- Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec une quelconque réalité ne serait pas forcément due au hasard… -
Tous les jours, on nous l’annonçait. Dans les médias, les experts, les politiques, chacun y allait de son petit commentaire : on se rapproche lentement du pic. Ce fameux cap, cette péninsule… Il faut dire que, vu de l’intérieur, les données étaient un peu irréelles. Compter les morts ? Quelle idée… Sur un tableau, ça donne peut-être une vision, un espoir, mais sur le terrain, comptabiliser, c’est additionner les noms, les sourires, les larmes, la détresse… Qu’il y ait plus ou moins de nouvelles contaminations, théoriquement c’est important, mais lorsque l’on passe le sas d’entrée d’un service estampillé « COVID-19 », plus rien n’est logique, plus rien ne compte, surtout pas les chiffres. Pour un soignant, chaque décès heurte. C’est un désaveu, un échec…
Je me sentais coupable. J’étais dans une pièce, un bureau administratif, à attendre que ce bip se mette à sonner. Il n’y avait pas d’appel. C’était désert. Je prenais des nouvelles de mes collègues, j’essayais tant bien que mal de jouer un rôle de soutien, par téléphone interposé. Puis, on truandait. On essayait de se voir à plus de deux mètres de distance, on se faisait marrer, pour dédramatiser. Et au bout d’un certain temps, les langues se sont déliées… Là, j’ai commencé à ressentir l’angoisse. Ce n’était pas un jeu, derrière la porte de ces fameux services, des gens mourraient. Vraiment. Des personnes qu’on ne connaissait pas, des humains qui rentraient avec des symptômes qui, soit allaient être mal en point, soit allaient vite être intubés et mis sous respirateur. Des hommes et des femmes avec qui on faisait connaissance et puis, violement, plus rien. Au suivant. J’entendais ce type de discours, ça me touchait au point d’être bouleversé, j’avais envie d’être avec eux, en première ligne, mais ce n’était pas ma place, pour deux raisons. La première, c’est que l’on n’envoie pas un psy au front pour les soignants. Il peut, bien évidement, être à leur disposition, dans la pièce à côté, comme je le faisais. Après tout, c’était ma culpabilité, ma frustration. À moi de la gérer. Puis, il y avait le sentiment que prendre un masque, des gants, une visière, c’était tirer une cartouche que mes collègues n’auraient pas à disposition le lendemain. La pénurie… Oui, potentiellement, il y avait du boulot pour un psy dans ces services, mais il n’y avait pas de quoi l’habiller… Très vite dans l’hôpital, on a vu éclore une crainte : la peur de ne pas avoir assez. Le manque. Le quidam pouvait se rassurer en pillant les stocks de pâtes, de farine ou de papier toilette, mais le soignant, lui, ne pouvait agir de la sorte.
"Cette hystérie qui s’emparait des soignants : on va tous le choper"
Il recevait ce qu’on lui donnait. Et c’était trop peu, ou défectueux, voire les deux. Dans mon petit bureau douillet, j’entendais des discours de plus en plus alarmants : il n’y avait plus assez de sédatifs, les masques FFP2 n’étaient pas aux normes, il n’y avait plus que des gants XXL. En plus de la charge de travail déjà conséquente en temps normal, il y avait cette hystérie qui s’emparait des soignants : on va tous le choper. L’intubeur d’aujourd’hui deviendra l’intubé de demain… Alors, face aux angoisses, on essaye de rationnaliser, on écoute, on comprend et on se met au diapason en commençant à flipper. Et si j’étais contaminé ? Et si je le ramenais dans mon immeuble, dans mon quartier ? Alors, on prend sa température toutes les heures, on a la gorge qui gratte, on a des sueurs froides. Dans ce genre de situation, j’étais un piètre psychologue, et ça tombait assez bien, parce que finalement, mes compétences se sont très vite tournées vers une autre occupation. Un jour de semaine, alors que la directrice des ressources humaines insistait pour que je me lance dans le télétravail, Mélodie, une des aides-soignantes du service d’oncologie est venue me trouver et m’a fait une proposition qui allait me rendre indispensable : dorénavant, j’allais coudre des masques et des tenues faites en plastique de sacs poubelles… On en était arrivé là. Cinq ans d’études suivies de quatre ans de troisième cycle et de diverses formations, c’était bien beau, mais je n’étais même pas fichu de coudre droit…
Malgré tout, j’étais content de venir travailler. Isolé, seul dans mon appartement, sans la visite de mon fils. On avait décidé avec mon ex, Marie, qu’il serait inconvenant que je les contamine. Au cas où… J’avais donc droit à mes vidéos quotidiennes. Mon enfant grandissait, sans moi. Un jour, il poserait des questions… T’étais où ? Papa, tu faisais quoi durant la crise ? Un jour, il faudra leur expliquer… Bref, j’arrivais à maintenir un semblant de stabilité, laissant mes angoisses au placard, jusqu’à ce que des nouvelles du front viennent me happer. Il ne s’agissait pas de chiffre, ni de pic, mais d’un homme bien connu qui venait de rentrer dans les statistiques. En quelques heures, son état s’était dégradé. C’était officiel, on venait de descendre le Docteur Alain Trobard aux soins intensifs où il allait être intubé. Putain de virus…
T. Persons
[La première saison]
Épisode I : la nouvelle demande
Épisode II : la patiente de 15 heures, le mardi
Épisode III : de l’art de la supervision
Épisode IV : un heureux hasard
Épisode V : le nouveau venu
Épisode VI : une coïncidence douteuse…
Épisode VII : une question de choix
Épisode VIII : le poids des secrets
Épisode IX : la ligne rouge
Épisode X : autour d’un verre
Épisode XI : savoir dire non (partie I)
Épisode XII : savoir dire non (partie II)
Épisode XIII : un métier dangereux
Épisode XIV : les idées noires...
Épisode XV : l’effet papillon
Épisode XVI : un état de choc
Épisode XVII : une rencontre inopinée
Épisode XVIII : démêler le vrai du faux
Épisode XIX : un retour à la réalité
Épisode XX : la disparition
Épisode XXI : l’appel à l’aide
Épisode XXII : la déposition
Épisode XXIII : et soudain, la lumière…
Épisode XXIV : l’amour fou
[La deuxième saison]
Épisode I : en thérapie...
Épisode II : l’art de coller des étiquettes
Épisode III : au chômage...
Épisode IV : prêt à l’emploi...
Épisode V : à l’hôpital...
Épisode VI : le premier jour…
Épisode VII : faire son trou
Épisode VIII : la meute
Épisode IX : les retrouvailles
Épisode X : un nuage noir, au loin
Épisode XI : confiné
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