UNE AUTRE VIE DE PSY - Épisode XIII : voir un soignant pleurer
Plongé dans l’effroi d’un service hospitalier en pleine crise sanitaire, T. Persons nous raconte l’ignominie de voir un à un des amis tomber.
- Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec une quelconque réalité ne serait pas forcément due au hasard… -
Bien sûr, il y a nos défaites et puis la mort qui est tout au bout… Ça résonnait dans ma tête, en boucle depuis plus de quarante-huit heures. De l’incompréhension. Alors comme ça, cette crasse touchait les soignants de plein fouet ? Certes, il y avait des rumeurs. Puis, on était loin d’être stupides, on savait que cela arriverait un jour. C’était fréquent paraît-il, pourtant personne ne nous en parlait franchement… Tout le monde avait bien saisi le concept de contamination et l’ensemble des soignants était plus que prudent, mais visiblement, être précautionneux, cela ne suffisait pas. Oui, on savait que des hommes et des femmes pouvaient être atteints et qu’être en contact avec la maladie, c’est risquer de la porter, de la transmettre et d’en souffrir. Les nouvelles d’autres services, dans différents hôpitaux, tout au loin, au-delà de nos frontières étaient assez alarmantes, mais l’on arrivait à s’accommoder du danger, la peur au ventre, tant qu’il était théorique. Et puis, du jour au lendemain, c’est devenu concret. Ce n’était pas un médecin touché par le virus, c’était notre toubib qui était allongé dans ce lit. Alain Trobart : le pneumologue sympathique qui sifflait du Mylène Farmer sans le savoir tout en sirotant son café, se retrouvait inconscient dans un service qu’il avait tant de fois arpenté, branché à une machine, sondé, anonyme parmi un défilé de patients. Il avait franchi la barrière, innocemment, sans nous prévenir, de manière sournoise.
Ça changeait la donne. À partir de maintenant, on ne pouvait plus envisager ce mal de la même manière qu’un fumeur considère la photo nauséabonde sur son paquet de cigarettes. Le risque n’était plus hypothétique ou lointain, il était là, dans la 203 aux soins intensifs et il avait du mal à respirer. Très vite, en qualité de psychologue, j’ai dû tenter de mettre mon ressenti de côté pour faire face à mes collègues, démunis, abasourdis, outrés. Le coup de massue. Un retour à une abjecte réalité. Une douche froide. Ensuite, vint la colère… Parce que le Docteur Trobart était plus qu’un médecin, c’était un collègue, un ami. En soi, Alain c’était un fichu miroir qui prédisait le futur et qui nous donnait une idée assez précise du devenir de certains d’entre nous. Et pourquoi ? Par manque de prévoyance ? Non, on ne savait pas vraiment. Par manque de matériel ? Certes, s’habiller de sacs poubelles et de gants trop fins, trop grands ou trop petits, c’était prendre un risque. Et si Alain, qui était toujours bien équipé, pouvait être intubé, qu’en était-il des Carine, des Ahmed et des Sarah qui eux, ne portaient quasi rien ? Il était le premier à tirer sa révérence… Et autant que les autres qui flancheraient après lui, c’était injuste.
"La rage a laissé place à un autre sentiment : la résignation"
Quand on est en pétard, souvent on cherche un coupable. Quelque chose d’identifiable sur lequel on va fédérer notre haine pour aller mieux. Nos dirigeants l’avaient bien compris. On nous parlait dans un langage militaire. On nous envoyait au front, à la guerre contre le virus. Mais la maladie, elle n’est pas palpable, elle ne porte pas de casque à pointe, on ne peut pas lui tirer dessus en la traitant de tous les noms et surtout, elle se fout complètement que l’on soit en colère. Rien ne l’atteint. Ça a mis du temps, mais mes collègues l’ont compris. Du coup, la rage a laissé place à un autre sentiment : la résignation. Les soignants avaient l’impression d’être du bétail que l’on envoie à l’abattoir, de la nourriture pour un virus… Certes, de la bouffe de luxe qu’on applaudissait à 20h dans certains quartiers. Alors, petit à petit, au même titre que l’on a arrêté de compter les morts, on a fait de même pour les soignants. Ils ont fait ce que l’on attendait d’eux, sans broncher, en attendant des jours meilleurs où l’on pourrait identifier les coupables et s’en prendre à eux, sans discontinuer.
Bien sûr, on n’oubliera pas Alain. Et on avait nos petits rituels, deux à trois minutes, pas plus, en silence, tous les soirs à 20h. D’ailleurs, si le quidam arrêtait de faire du ramdam à ce moment-là, il pourrait percevoir cette résonnance légère, dans la pudeur, la discrétion, le calme. Il ne s’agit pas de cri ou de lamentation. À peine un écho, celui d’une larme qui effleure la joue d’un soignant et qui s’en va terminer sa vie sur un sol stérile. Et tous ces hommes qui sont nos frères, tellement qu’on n’est plus étonné que, par amour, ils nous lacèrent. Mais, voir un ami pleurer…
T. Persons
[La première saison]
– Épisode I : la nouvelle demande
– Épisode II : la patiente de 15 heures, le mardi
– Épisode III : de l’art de la supervision
– Épisode IV : un heureux hasard
– Épisode V : le nouveau venu
– Épisode VI : une coïncidence douteuse…
– Épisode VII : une question de choix
– Épisode VIII : le poids des secrets
– Épisode IX : la ligne rouge
– Épisode X : autour d’un verre
– Épisode XI : savoir dire non (partie I)
– Épisode XII : savoir dire non (partie II)
– Épisode XIII : un métier dangereux
– Épisode XIV : les idées noires...
– Épisode XV : l’effet papillon
– Épisode XVI : un état de choc
– Épisode XVII : une rencontre inopinée
– Épisode XVIII : démêler le vrai du faux
– Épisode XIX : un retour à la réalité
– Épisode XX : la disparition
– Épisode XXI : l’appel à l’aide
– Épisode XXII : la déposition
– Épisode XXIII : et soudain, la lumière…
– Épisode XXIV : l’amour fou
[La deuxième saison]
– Épisode I : en thérapie...
– Épisode II : l’art de coller des étiquettes
– Épisode III : au chômage...
– Épisode IV : prêt à l’emploi...
– Épisode V : à l’hôpital...
– Épisode VI : le premier jour…
– Épisode VII : faire son trou
– Épisode VIII : la meute
– Épisode IX : les retrouvailles
– Épisode X : un nuage noir, au loin
– Épisode XI : confiné
– Épisode XII : La pénurie
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