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UNE AUTRE VIE DE PSY - Épisode XIV : connectés

11/05/20
UNE AUTRE VIE DE PSY - Épisode XIV: connectés

Dans cet épisode de la vie particulière de T. Persons, il est question du lien aux autres, ce besoin primaire qui s’exprime de bien des manières…

- Ceci est une fiction. Toute ressemblance avec une quelconque réalité ne serait pas forcément due au hasard… -

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort… C’est le genre d’inscription qu’on retrouvait sur les biceps et avant-bras tatoués des gens qu’on intubait aux unités des soins intensifs estampillées : « COVID-19 ». L’immunité adaptative. On était début avril et l’idée saugrenue de s’infecter soi-même pour être immunisé faisait encore son chemin. Nos services étaient bien remplis et le personnel soignant était à bout de souffle. D’autres étaient absents, certains étaient partis. La question de la pénurie s’éloignait petit à petit, on commençait à retrouver certains stocks à l’hôpital, même si le spectre du manque de médicament était bel et bien là. Malgré tout, on avait des masques et des protections, mais l’angoisse d’être contaminé était bien présente, surtout lorsque l’on nous annonçait qu’il fallait renoncer à un lot de masques non-conformes que l’on utilisait depuis deux jours. À un moment donné, il faudra rendre des comptes. Cette phrase était sur toutes les lèvres, mais le timing n’était pas le bon. Il y avait de la colère dans les services, il y avait des patients et du matériel en suffisance : toutes les conditions étaient donc réunies pour que je quitte ma pièce isolée et que je regagne mon service.

Anonyme au sein des autres soignants

Les psy sont rarement friands de l’uniforme, de la blouse blanche et de tout ce qui pourrait les identifier de près ou de loin au monde médical. C’était en tout cas une de mes lubies : m’habiller en civil. Or, dans le contexte d’une crise sanitaire, je n’avais pas le choix. Si je voulais retrouver ma place parmi mes collègues, il fallait que je m’habille comme tout le monde et que je me protège. Il n’y aurait pas d’agenda, pas de prise de note, rien qui pourrait me différencier. Un badge ? Non plus. Rien pour occuper mes mains que je devais laver. Tout le temps. Anonyme au sein des autres soignants, j’ai découvert que, finalement, peu importe les conditions de travail, tout n’était qu’une question d’adaptation. Il y avait du boulot, alors j’y suis allé. On ne fait pas de thérapie dans ces circonstances. À peine écoute-t-on au travers d’un équipement qui vous ôte toute humanité. Il y avait beaucoup de personnes isolées, attachées à leur téléphone comme un dernier pont vers le monde extérieur. Ce petit machin rectangulaire que certains associent depuis quelques temps à la déshumanisation de notre espèce, l’érigeant comme un symbole de l’individuation et d’une société repliée sur elle-même, cet infâme appareil était devenu l’élément central qui leur renvoyait qu’il y avait encore de la vie quelque part…

Il y a quelque mois, si on m’avait dit qu’en qualité de psychologue, mon job serait de garantir à mes patients d’éviter la panne de batterie de leur smartphone, je vous aurais dit qu’être le garant d’un chargeur pour iPhone n’était pas dans mes fonctions. Mais on s’adapte. La plupart de ces gens étaient livrés à eux-mêmes. Seuls, sans visite, sans câble. Et puis, lorsque l’on intervient dans une situation de crise après un accident, la couverture et la bouteille d’eau sont un parfait moyen pour rentrer en contact avec les victimes. Dans le contexte hospitalier en temps de crise sanitaire, le smartphone remplissait cette même fonction. Nous étions en 2020, et je venais de comprendre que le chargeur de téléphone venait de faire son apparition dans la pyramide de Maslow au niveau des besoins primaires. Bien évidemment, il fallait y voir un besoin d’être connecté à l’autre, un lien vital.

J’étais un témoin précieux

À vrai dire, le gros de mon travail, c’était d’être là, avec les soignants. Il n’y avait plus de hiérarchie, ni de jeu de pouvoir. On ne devait plus gagner sa place pour être respecté. Non, il suffisait d’enfiler un masque, une visière et tout ce qui allait avec pour être considéré comme un des leurs. J’étais un témoin précieux, celui qui pourrait un jour raconter tout ce qu’ils vivaient. Il ne fallait pas qu’on oublie. Eux feraient tout pour ne pas s’en souvenir, pour occulter les morts, la souffrance, l’isolement, les choix difficiles et cette peur qui vous colle aux tripes. Ils donneraient tout pour ne plus se souvenir de ce sentiment de paranoïa, ce stress aigu, cette prise de conscience : je me suis touché le visage tout à l’heure et j’avais pas lavé mes mains avant. Il y avait un deal, ils oubliaient pour pouvoir continuer à soigner et moi, je le gardais dans un coin de ma tête attendant l’instant où il faudra tout ressortir, où il faudra qu’on en parle, à tout prix. De fait, le corps est une magnifique machine qui ne nécessite pas de chargeur, mais il s’épuise lui aussi. L’immunité adaptative ne s’applique pas vraiment au stress… Non, décidément, ce qui ne vous tue pas ne vous rend pas plus fort. Ça vous laisse juste un sentiment de vide intense… En attendant, on fait avec. Mais, un jour, les soignants commenceront à parler, et soyez en sûr, il faudra leur rendre des comptes.

T. Persons

[La première saison]

 Épisode I : la nouvelle demande
 Épisode II : la patiente de 15 heures, le mardi
 Épisode III : de l’art de la supervision
 Épisode IV : un heureux hasard
 Épisode V : le nouveau venu
 Épisode VI : une coïncidence douteuse…
 Épisode VII : une question de choix
 Épisode VIII : le poids des secrets
 Épisode IX : la ligne rouge
 Épisode X : autour d’un verre
 Épisode XI : savoir dire non (partie I)
 Épisode XII : savoir dire non (partie II)
 Épisode XIII : un métier dangereux
 Épisode XIV : les idées noires...
 Épisode XV : l’effet papillon
 Épisode XVI : un état de choc
 Épisode XVII : une rencontre inopinée
 Épisode XVIII : démêler le vrai du faux
 Épisode XIX : un retour à la réalité
 Épisode XX : la disparition
 Épisode XXI : l’appel à l’aide
 Épisode XXII : la déposition
 Épisode XXIII : et soudain, la lumière…
 Épisode XXIV : l’amour fou

[La deuxième saison]

 Épisode I : en thérapie...
 Épisode II : l’art de coller des étiquettes
 Épisode III : au chômage...
 Épisode IV : prêt à l’emploi...
 Épisode V : à l’hôpital...
 Épisode VI : le premier jour…
 Épisode VII : faire son trou
 Épisode VIII : la meute
 Épisode IX : les retrouvailles
 Épisode X : un nuage noir, au loin
 Épisode XI : confiné
 Épisode XII : La pénurie
 Épisode XIII : voir un soignant pleurer



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